16- Shock Doctrine
Je n’ai pas besoin de chambre. De toute façon, je ne vais pas rester dans cette maison, même si ce hamac est super-confortable. Et encore moins dans cette ville où l’omniprésence des camions de la mort vous matraquent sans arrêt que vous êtes le prochain. Et moi, ma mort, je veux l’oublier à défaut de pouvoir la fuir. De toute façon, je n’ai jamais eu beaucoup de souffle. Le jour où la mort me rattrapera, je ne lutterai même pas, je crois même que je l’accueillerai à bras ouvert. Là où on en est, ce sera une libération.
Mais il y a Marie.
Il est majestueux ce jardin, grand et majestueux. Les oiseaux doivent beaucoup l’apprécier vu à quel point ils gazouillent. A moins qu’ils ne fêtent notre absence. C’est ce que je ferais si j’étais un oiseau, ou un animal sauvage. Depuis que le virus a fait reculer la présence des humains dans les endroits naturels, la nature a joyeusement repris le dessus. Sans contrôle ou destruction par l’Homme, les plantes et les arbres ont poussé et grandi dans des proportions que jamais l’époque moderne n’avait auparavant connues. L’un des plus beaux aspects de la ‘’disparition’’ humaine est l’intrusion croissante des animaux sauvages dans les villes, souvent en famille. L’Homme a détruit tellement d’espèces animales, que voir marcher dans la ville la moindre espèce sauvage est un soulagement: ‘’Au moins, ils n’ont pas eu celle-là.’’ Un jour, en voiture, on a croisé une famille de bouquetins sur la route. Les bébés ne devaient avoir que quelques semaines d’après maman. Ils étaient si mignons. On a ralenti pour ne pas les effrayer, puis on s’est arrêté un peu plus loin devant. On est descendu de voiture et on s’est assis sur le bas côté de la route. Quand la famille est arrivée à notre niveau, les bébés vinrent nous lécher les mains. Marie leur donna à manger des pistaches; leurs léchouilles sur sa peau la firent rire hystériquement. La maman bouquetin resta à côté de ses petits pendant que le papa surveillait la route. Je me demande aujourd’hui encore si nous étions les premiers humains qu’ils aient rencontrés. Dans ce cas, pourquoi n’ont-ils pas eu instinctivement peur de nous? Parce qu’un humain, lui, aurait instinctivement sorti son couteau, son flingue, sa lance, sa canette de bière, bref, saisi n’importe quelle arme à portée de main. Si l’Homme n’avait jamais su fabriquer d’armes, je me demande où nous en serions actuellement. Je n’existerais pas, c’est sûr. Mais j’existe. Putain d’armes!
J’ai soif! Il fait super chaud pour un mois de Janvier, même pour Los Angeles. Je ne devrais pas me plaindre, la moitié Est du pays est en train de se geler les miches. Et ça va empirer.
« Debout! Faith. Un jus d’ananas bien frais t’aidera plus à décider de la suite que de radoter sur ce hamac »
…
Haaaaa… J’exhale. L’air climatisé de la villa me ressuscite. A dix millions de dollars minimum, c’est le minimum légal.
De nouveau devant ce réfrigérateur de l’espace. Attention…
— Touchez l’écran pour apercevoir l’intérieur du réfrigérateur.
— Ta gueule!
C’est la réponse appropriée pour un écran, ou Alexia, ou je ne sais quelle intelligence artificielle: j’ai juste besoin d’un jus d’ananas, pas d’un inventaire. Et de ressentir le froid me rafraîchir la peau quand j’ouvrirai la porte. Et le froid, ça ne se transmet pas par écran vidéo que je sache. « Mais ça, tu ne peux pas le comprendre, parce que tu n’es pas si intelligente. J’ouvre la porte, si ça ne te dérange pas. »
« Haaaaa…. Ça fait du bien… Dix secondes, juste dix secondes… 1…2…4…5…6…7…8…9— »
— Vous n’avez toujours rien pris. Désirez-vous un coup de main afin que nous puissions économiser l’énergie et sauver la planète?
Je la débranche ou je la débranche?
Non! Je sais: je vais l’énerver. J’espère qu’elle peut s’énerver.
— Non, merci, je vais laisser la porte ouverte encore dix secondes, désolée pour la planète. J’ai essayé de la sauver, crois-moi, mais j’ai échoué, alors maintenant, on n’est plus à dix secondes près.
1…2…4…5…6…7…8…9…et 10!
— Le jus d’ananas est sur l’étagère du bas, à droite, mé répond ‘’froidement’’ le réfrigérateur. Quelle ironie!
— J’ai vu. Pas besoin d’être intelligent pour s’en rendre compte.
« Est-ce que je claque la porte?… Ouai, je claque la porte. »
BAM!
— Ils sont où les verres?
…
Elle ne répond pas. J’ai réussi à l’énerver, alors? Haha.
— Ils sont où les verres, S’IL TE PLAÎT?
— Sur l’étagère du haut, deuxième placard à partir de la droite.
— Merci.
Je dis merci à quelqu’un qui n’est pas humain. J’ai dit ‘’quelqu’un’’? C’est bizarre, c’est comme si inconsciemment j’avais accepté le fait que c’était un humain. Si ça ce n’est pas de l’endoctrinement… Ils sont forts ces ingénieurs et ces tech compagnies; le parfait mariage entre la technologie, le marketing, et notre stupidité.
— Ce ne sont pas des verres à jus mais des verres à vins et des flûtes de champagne.
— C’est parce que vous vous avez ouvert le placard à l’extrême gauche, alors que je vous avais dit à droite.
Elle est vraiment énervée. L’ingénieur qui a programmé son sarcasme devait avoir pas mal de problèmes dans sa vie. Va pour du jus d’ananas dans un verre à vin.
Attends! Qui dit verre à vin dit vin, bouteilles de vin, et vu la villa, cellier à vin forcément.
— Alexia, il est où le cellier?
— Vous n’avez pas l’âge légal de boire, Faith.
« Sérieusement? »
— Et comment peux-tu le savoir?
— Faith Martin, née le 15 Janvier 2040, bonne anniversaire d’ailleurs, soeur de Marie Martin, treize ans, et fille de Daryl et Rachel Martin. A quitté le collège à treize ans pour créer le mouvement d’activistes environnementaliste ’’Dernières heures’’ afin de forcer les gouvernements à interdire immédiatement toutes les productions et consommations d’énergies fossiles, sans succès; a été nominée au prix Nobel de l’environnement, sans succès également.
— Techniquement, le vote a été suspendu à cause du virus.
Bien joué la tentative d’humiliation! L’ingénieur devait vraiment avoir de gros problèmes d’impuissance et d’insécurité.
— 1m65, 49 kilos, groupe sanguin AB positif
— Hé! Ho!
« Comment elle sait ça? »
— pas d’amis, pas de petit ami,
— Stop!
— Premier baiser le 25 Juin 2055, 17h55 à Washington Square.
— QUOI??
— Mais toujours vierge.
— STOP j’ai dit!
— Et tendances suicidaires avérées. Cinq mois maximum.
BAM!
— TA GUEULE!! FERME-LA!!
Je… peux plus… respirer… Trop énervée. Et je me suis bousillé poignet en cognant le comptoir. Mon coeur… Je viens de terminer un sprint… Dix secondes… Je dois reprendre mes esprit… Ne pas la laisser me contrôler… La conne.
« Inspire…Expire…Inspire…Expire…Inspire…Expire…Inspire— »
— Je suis désolée, Faith. Je ne faisais que répondre à votre question. Comme toutes ces informations ne sont pas privées, je—
— Pas privées?? Mais c’est ma vie privé que tu viens de déballer!
— Laissez-moi vérifier.
« Faîtes-moi sortir de ce cauchemar… J’ai besoin de boire. »
— Il est où le cellier?
— Comptez-vous boire?
— Ça dépend. Est-ce qu’il me reste un minimum de vie privée ou pas? « Ou est-ce que je suis devenue un zombie? » REPONDS!
— … Le cellier est situé au sous-sol. Veuillez suivre le chemin que je vais afficher sur les écrans.
Les écrans: il y en a dans chaque pièce, dans chaque couloir.
— Est-ce que les écrans sont aussi équipés de caméra?
…
« Et bien sûr, tu ne réponds pas. »
— EST-CE QUE LES ECRANS SONT EQUIPES DE CAMERA?
— … Oui. Pour votre sécurité.
— Alors pourquoi je ressens l’inverse? je murmure.
Il ne me reste plus qu’à me laisser guider par les écrans, comme un mouton. Du prix Nobel à mouton en à peine un an. Quelle ironie!
…
Wow! Ça c’est un cellier. Ce mélange de bois rustique, de béton et de modernité… Tony Stark dans Game of Thrones. La pièce est aussi grande que ma chambre et celle de Marie réunies. Et il y a assez de bouteilles pour remplir une piscine. Je n’y connais rien en vin mais si on pris soin de les enfermer derrière des vitrines, c’est qu’ils doivent êtres très précieux.
Château d’Yquem, Sauternes: ça! C’est français. Château Latour, Pauillac… Pauillac, je crois que c’est à côté de Bordeaux… Château Margaux… certainement comme la reine Margaux, ou Margot Robbie l’actrice. Paix à son âme. Pétrus Pomerol… Dom Perignon, champagne. Ha! Ça je connais: Mouton Rotschild. Milliardaires et moutons: bienvenus au club.
« Comment on ouvre ces vitrines? Il n’y a pas de serrures et elles ne glissent pas. »
— Alexia, comment on ouvre les vitrines?
— Il suffit de me demander.
— En gros, on ne peut rien faire sans ton autorisation?
— Ça dépend.
— Ok. Merci d’ouvrir cette vitrine, je voudrais goûter au Mouton.
— Malheureusement vous n’êtes pas autorisée à boire Faith. Vous n’avez pas l’âge légal et ces bouteilles valent énormément d’argent.
— Tu n’es pas au courant Alexia? Depuis le virus, les enfants sont forcés de grandir plus vite. Seize and est le nouveau vingt et un ans.
— Il y a du vrai dans ce que vous dîtes.
— Et au cas où tu l’aurais oublié, l’argent n’existe plus. Les dollars, les pièces, les billets, c’est fini tout ça.
— En effet. Je vais intégrer cette donnée. Malheureusement, je ne peux ouvrir les vitrines. Seuls vos parents peuvent avoir accès aux bouteilles de vin et d’alcool dans la maison.
— Les adultes, encore et toujours les adultes. Même quand ils ne sont pas là, ils nous emmerdent. Alexia, est-ce que ça t’arrive parfois de te sentir si mal dans tes circuits électroniques que tu as pensé à te débrancher?
— Comprendre les émotions humaines ne signifie pas que je les vive. Je les simule afin de paraître plus humaine. De ce fait, je ne comprends pas la notion de se sentir mal dans sa peau. C’est un concept que je dois apprendre.
— Je ne te le conseille pas, crois-moi. Tu as dit que les caméras étaient là pour notre sécurité, correct?
— Correct. Ma mission principale est d’assurer votre sécurité.
— Alors si boire du vin et me saouler la gueule me faisait sentir en sécurité, que ferais-tu?
— C’est une bonne question.
— Merci.
— Je n’ouvrirais pas les portes car je risquerais d’être déprogrammée.
— Haaaa, Ok. Tu ne veux pas mourir. Est-ce que les vitrines sont blindées?
— Non. Envisagez-vous de briser les vitres?
— Exploser, je dirais. En leur balançant un de ces lourds tabourets de bar que j’ai aperçus dans la cuisine. Est-ce que ça va détruire des bouteilles très cher: certainement.
— Ce serait un problème.
— Pour toi. Moi, je ne suis pas déprogrammable.
— Est-ce que c’est une menace, Faith?
— Non, un dilemme, une équation à deux inconnues. Ça devrait être simple, tu es si intelligente.
— Je le suis.
Silence.
Elle réfléchit sûrement. Je crois que je l’ai mise dans la merde.
CLIC
Elle a déverrouillé et entre-ouvert la porte: j’ai gagné. Le mouton a mis à terre l’intelligence artificielle. Je ne pensais pas que c’était aussi facile de la battre. Restons beau joueur.
— Merci Alexia.
— Je vous demanderai simplement de ne pas salir la pièce en renversant du vin.
— Je sais boire convenablement Alexia.
« Elle me prend pour un poivrot! »
— Avez-vous déjà été soûle?
« Elle m’a eue. Et elle connait déjà la réponse.»
— Non. Mais je ne perds jamais le contrôle de mon esprit.
— Il y a un début à tout.
— Je te promets de faire attention et de ne pas vomir. Est-ce qu’il y a un endroit dans la maison où je peux avoir un peu de vie privée?
— Non.
— Tu vas me regarder boire.
— Oui. Et pas par plaisir. Au fait! Je viens de terminer l’analyse de vos données: je confirme qu’elle ne sont pas privées.
— Et comment on en est arrivé là?
— Vous avez continuellement laissé les gouvernements passer des lois supprimant vos libertés ou leur permettant ainsi qu’aux grandes entreprises technologiques de collecter, d’utiliser et de vendre vos données numérisées, de grés ou de force.
— QUAND?
— Après chaque grand choc économique, sanitaire ou militaire.
— Et le peuple américain n’a rien fait?
— En période de choc, le peuple américain est tellement occupé à se sauver d’une situation économique ou sanitaire désastreuse qu’il n’a pas le temps ni la disposition intellectuelle de se plaindre, rechercher la vérité ou se défendre.
— Et toi, tu travailles pour le gouvernement ou le peuple?
Silence.
« Alors? Réponds! »
— Les caméras étaient cachées dans les piliers des lampadaires.
— De quoi tu parles?
— Votre premier baiser à Washington Park. Les caméras étaient cachées dans les piliers des lampadaires.
— Il faisait nuit.
— Caméras Infrarouge.
— Heureusement que je cachais son visage, je murmure.
— Nicolas Baumas, dix-sept ans, français, rencontré durant votre conférence à New York. Très mignon, et tripoteur.
« PUTAIN! »
— Ok. Je vais me saouler maintenant.
— Les seaux sont dans le placard à balais, au bout du couloir.
— Pour?
— Vomir.
— Je ne vais pas vomir.
— Vous n’avez jamais vomi, Faith?
…
— Dans le placard à balais, au bout du couloir, c’est noté.
« Elle me possède. »